1.
RÉSUMÉ
Pour bien cerner l’apport de la
narratologie, il importe de saisir la distinction entre trois entités
fondamentales : l’histoire, le récit et la narration. Globalement, l’histoire
correspond à une suite d’événements et d’actions, racontée par quelqu’un,
c’est-à-dire le narrateur, et dont la représentation finale engendre un récit.
De fait, la narratologie est une discipline qui étudie les mécanismes internes
d’un récit, lui-même constitué d’une histoire narrée.
L’étude du discours du récit vise
à dégager les principes communs de composition des textes, principes qui
tendent à l’universalité. On tente ainsi de voir les relations possibles entre
les éléments de la triade récit/histoire/narration. Ces relations prennent
forme, notamment, au sein de quatre catégories analytiques : le mode,
l’instance narrative, le niveau et le temps.
2.
THÉORIE
2.1
ORIGINE ET FONCTION
Les travaux de Gérard Genette
(1972 et 1983) s’inscrivent dans la continuité des recherches allemandes et
anglo-saxonnes, et se veulent à la fois un aboutissement et un renouvellement
de ces critiques narratologiques. Rappelons que l’analyse interne, à l’instar
de toute analyse sémiotique, présente deux caractéristiques. D’une part, elle
s’intéresse aux récits en tant qu’objets linguistiques indépendants, détachés
de leur contexte de production ou de réception. D’autre part, elle souhaite
démontrer une structure de base, identifiable dans divers récits.
À l’aide d’une typologie
rigoureuse, Genette établit une poétique narratologique, susceptible de
recouvrir l’ensemble des procédés narratifs utilisés. Selon lui, tout texte
laisse transparaître des traces de la narration, dont l’examen permettra
d’établir de façon précise l’organisation du récit. L’approche préconisée se situe,
évidemment, en deçà du seuil de l’interprétation et s’avère plutôt une assise
solide, complémentaire des autres recherches en sciences humaines, telles que
la sociologie, l’histoire littéraire, l’ethnologie et la psychanalyse.
REMARQUE : LA NARRATOLOGIE : ENTRE
LE TEXTUALISME ET LA
PRAGMATIQUE
Prenant la forme d'une typologie
du récit, la narratologie élaborée par Gérard Genette se pose aux yeux de
maints spécialistes de la question comme un appareil de lecture marquant une
étape importante dans le développement de la théorie littéraire et de l'analyse
du discours. En faisant de la voix narrative une notion autour de laquelle
s'articulent toutes les autres catégories, l'auteur fait du contexte de
production d'un récit une donnée fondamentale.
2.2
LE MODE NARRATIF
L’écriture d’un texte implique
des choix techniques qui engendreront un résultat particulier quant à la
représentation verbale de l’histoire. C’est ainsi que le récit met en œuvre,
entre autres, des effets de distance afin de créer un mode narratif précis, qui
gère la « régulation de l’information narrative » fournie au lecteur (1972 :
184). Selon le théoricien, tout récit est obligatoirement diégésis (raconter),
dans la mesure où il ne peut atteindre qu’une illusion de mimésis (imiter) en
rendant l’histoire réelle et vivante. De sorte, tout récit suppose un
narrateur.
Pour Genette, donc, un récit ne
peut véritablement imiter la réalité ; il se veut toujours un acte fictif de
langage, aussi réaliste soit-il, provenant d’une instance narrative. « Le récit
ne “ représente ” pas une histoire (réelle ou fictive), il la raconte,
c’est-à-dire qu’il la signifie par le moyen du langage […]. Il n’y a pas de
place pour l’imitation dans le récit […]. » (1983 : 29) Ainsi, entre les deux
grands modes narratifs traditionnels que sont la diégésis et la mimésis, le
narratologue préconise différents degrés de diégésis, faisant en sorte que le
narrateur est plus ou moins impliqué dans son récit, et que ce dernier laisse
peu ou beaucoup de place à l’acte narratif. Mais, insiste-t-il, en aucun cas ce
narrateur est totalement absent.
2.2.1
LA DISTANCE
L’étude du mode narratif implique
l’observation de la distance entre le narrateur et l’histoire. La distance
permet de connaître le degré de précision du récit et l’exactitude des
informations véhiculées. Que le texte soit récit d’événements (on raconte ce
que fait le personnage) ou récit de paroles (on raconte ce que dit ou pense le
personnage), il y a quatre types de discours qui révèlent progressivement la
distance du narrateur vis-à-vis le texte (1972 : 191) :
1. Le discours narrativisé : Les
paroles ou les actions du personnage sont intégrées à la narration et sont
traitées comme tout autre événement (- distant).
Exemple : Il s’est
confié à son ami ; il lui a appris le décès de sa mère.
2. Le discours transposé, style
indirect : Les paroles ou les actions du personnage sont rapportées par le
narrateur, qui les présente selon son interprétation (- + distant).
Exemple :
Il s’est confié à son ami ; il lui a dit que sa mère était décédée.
3. Le discours transposé, style
indirect libre : Les paroles ou les actions du personnage sont rapportées par
le narrateur, mais sans l’utilisation d’une conjonction de subordination (+ -
distant).
Exemple :
Il s’est confié à son ami : sa mère est décédée.
4. Le discours rapporté : Les
paroles du personnage sont citées littéralement par le narrateur (+ distant).
Exemple :
Il s’est confié à son ami. Il lui a dit : « Ma mère est décédée. »
2.2.2
FONCTIONS DU NARRATEUR
À partir de la notion de distance
narrative, Genette expose les fonctions du narrateur en tant que telles (1972 :
261). En effet, il répertorie cinq fonctions qui exposent également le degré
d’intervention du narrateur au sein de son récit, selon l’impersonnalité ou
l’implication voulue.
1. La fonction narrative
: La fonction narrative est une fonction de base. Dès qu’il y a un récit, le
narrateur, présent ou non dans le texte, assume ce rôle (impersonnalité).
2. La fonction de régie :
Le narrateur exerce une fonction de régie lorsqu’il commente l’organisation et
l’articulation de son texte, en intervenant au sein de l’histoire
(implication).
3. La fonction de communication : Le narrateur s’adresse directement au narrataire, c’est-à-dire au
lecteur potentiel du texte, afin d’établir ou de maintenir le contact avec lui
(implication).
4. La fonction testimoniale
: Le narrateur atteste la vérité de son histoire, le degré de précision de sa
narration, sa certitude vis-à-vis les événements, ses sources d’informations,
etc. Cette fonction apparaît également lorsque le narrateur exprime ses
émotions par rapport à l’histoire, la relation affective qu’il entretient avec
elle (implication).
5. La fonction idéologique
: Le narrateur interrompt son histoire pour apporter un propos didactique, un
savoir général qui concerne son récit (implication).
Le mode narratif de la diégésis
s’exprime donc à différents degrés, selon l’effacement ou la représentation
perceptible du narrateur au sein de son récit. Ces effets de distance entre la
narration et l’histoire, notamment, permettent au narrataire d’évaluer
l’information narrative apportée, « comme la vision que j’ai d’un tableau
dépend, en précision, de la distance qui m’en sépare. » (1972 : 184)
2.3
L’INSTANCE NARRATIVE
L’instance narrative se veut
l’articulation entre la voix narrative (qui parle ?), le temps de la narration
(quand raconte-t-on, par rapport à l’histoire ?) et la perspective narrative
(par qui perçoit-on ?). Comme pour le mode narratif, l’étude de l’instance
narrative permet de mieux comprendre les relations entre le narrateur et
l’histoire à l’intérieur d’un récit donné.
2.3.1
LA VOIX NARRATIVE
Si le narrateur laisse paraître
des traces relatives de sa présence dans le récit qu’il raconte, il peut
également acquérir un statut particulier, selon la façon privilégiée pour
rendre compte de l’histoire. « On
distinguera donc ici deux types de récits : l’un à narrateur absent de
l’histoire qu’il raconte, l’autre à narrateur présent comme personnage dans
l’histoire qu’il raconte. Je nomme le premier type, pour des raisons évidentes,
hétérodiégétique, et le second homodiégétique.» (1972 : 252)
En outre, si ce narrateur
homodiégétique agit comme le héros de l’histoire, il sera appelé
autodiégétique.
2.3.2
LE TEMPS DE LA NARRATION
Le narrateur est toujours dans
une position temporelle particulière par rapport à l’histoire qu’il raconte.
Genette présente quatre types de narration :
1.
La narration ultérieure : Il s’agit de la position temporelle la plus
fréquente. Le narrateur raconte ce qui est arrivé dans un passé plus ou moins
éloigné.
2.
La narration antérieure : Le narrateur raconte ce qui va arriver dans un futur
plus ou moins éloigné. Ces narrations prennent souvent la forme de rêves ou de
prophéties.
3.
La narration simultanée : Le narrateur raconte son histoire au moment même où
elle se produit.
4.
La narration intercalée : Ce type complexe de narration allie la narration
ultérieure et la narration simultanée. Par exemple, un narrateur raconte,
après-coup, ce qu’il a vécu dans la journée, et en même temps, insère ses
impressions du moment sur ces mêmes événements.
2.3.3
LA PERSPECTIVE
NARRATIVE
Une distinction s’impose entre la
voix et la perspective narratives, cette dernière étant le point de vue adopté
par le narrateur, ce que Genette appelle la focalisation. « Par focalisation,
j’entends donc bien une restriction de “ champ ”, c’est-à-dire en fait une
sélection de l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait
l’omniscience […]. » (1983 : 49) Il s’agit d’une question de perceptions :
celui qui perçoit n’est pas nécessairement celui qui raconte, et inversement.
Le narratologue distingue
trois types de focalisations :
1.
La focalisation zéro : Le narrateur en sait plus que les personnages. Il peut
connaître les pensées, les faits et les gestes de tous les protagonistes. C’est
le traditionnel « narrateur-Dieu ».
2.
La focalisation interne : Le narrateur en sait autant que le personnage
focalisateur. Ce dernier filtre les informations qui sont fournies au lecteur.
Il ne peut pas rapporter les pensées des autres personnages.
3.
La focalisation externe : Le narrateur en sait moins que les personnages. Il
agit un peu comme l’œil d’une caméra, suivant les faits et gestes des
protagonistes de l’extérieur, mais incapable de deviner leurs pensées.
L'approfondissement des
caractéristiques propres à l’instance narrative, autant que celles du mode
narratif, permet de clarifier les mécanismes de l’acte de narration et
d’identifier précisément les choix méthodologiques effectués par l’auteur pour
rendre compte de son histoire. L’utilisation de l’un ou l’autre de ces procédés
narratologiques contribue à créer un effet différent chez le lecteur. Par
exemple, la mise en scène d’un héros-narrateur (autodiégétique), utilisant une
narration simultanée et une focalisation interne, et dont les propos seraient
fréquemment présentés en discours rapportés, contribuerait sans aucun doute à
produire une forte illusion de réalisme et de vraisemblance.
2.4
LES NIVEAUX
Ces divers effets de lecture sont
le fait de la variation des niveaux narratifs, traditionnellement appelés les
emboîtements. À l’intérieur d’une intrigue principale, l’auteur peut insérer
d’autres petits récits enchâssés, racontés par d’autres narrateurs, avec d’autres
perspectives narratives. Il s’agit d’une technique plutôt fréquente, permettant
de diversifier l’acte de narration et d’augmenter la complexité du récit.
2.4.1
LES RÉCITS EMBOÎTÉS
La narration du récit principal
(ou premier) se situe au niveau extradiégétique. L’histoire événementielle
narrée à ce premier niveau se positionne à un second palier, appelé
intradiégétique. De fait, si un personnage présent dans cette histoire prend la
parole pour raconter à son tour un autre récit, l’acte de sa narration se situera
également à ce niveau intradiégétique. En revanche, les événements mis en scène
dans cette deuxième narration seront métadiégétiques.
Exemple (fictif) :
Aujourd’hui, j’ai vu une enseignante s’approcher d’un groupe d’enfants qui
s’amusaient. Après quelques minutes, elle a pris la parole : « Les enfants,
écoutez bien, je vais vous raconter une incroyable histoire de courage qui est
arrivée il y a plusieurs centaines d’années, celle de Marguerite Bourgeois… »
Le tableau qui suit présente les niveaux narratifs dans un
récit.
Les niveaux narratifs dans un récit
OBJETS
|
NIVEAUX
|
CONTENUS NARRATIFS
|
Intrigue principale |
Extradiégétique |
Narration homodiégétique
(« je ») |
Histoire événementielle |
Intradiégétique |
Histoire de l’enseignante et des enfants |
Acte de narration secondaire |
Intradiégétique |
Prise de parole de l’enseignante |
Récit emboîté |
Métadiégétique |
Histoire de Marguerite Bourgeois |
2.4.2
LA MÉTALEPSE
Il arrive également que les
auteurs utilisent le procédé de la métalepse, qui consiste en la transgression
de la frontière entre deux niveaux narratifs en principe étanches, pour
brouiller délibérément la frontière entre réalité et fiction. Ainsi la
métalepse est-elle une façon de jouer avec les variations de niveaux narratifs
pour créer un effet de glissement ou de tromperie. Il s’agit d’un cas où un
personnage ou un narrateur situé dans un niveau donné se retrouve mis en scène
dans un niveau supérieur, alors que la vraisemblance annihile cette
possibilité. « Tous ces jeux manifestent par l’intensité de leurs effets
l’importance de la limite qu’ils [les auteurs] s’ingénient à franchir au mépris
de la vraisemblance, et qui est précisément la narration (ou la représentation)
elle-même ; frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on
raconte, celui que l’on raconte. » (1972 : 245)
Pour reprendre l’exemple
précédent, l’intervention du narrateur homodiégétique de l’intrigue principale
dans l’histoire métadiégétique de Marguerite Bourgeois serait un cas de
métalepse. Marguerite Bourgeois est une héroïne du 17ème siècle, qui a fondé la Congrégation Notre-Dame,
à Montréal, pour l’instruction des jeunes filles. Il est ainsi impossible que
le narrateur contemporain (« aujourd’hui ») se retrouve mis en scène dans cette
histoire enchâssée, campée en Nouvelle-France.
2.5
LE TEMPS DU RÉCIT
On a vu que le temps de la
narration concernait la relation entre la narration et l’histoire : quelle est
la position temporelle du narrateur par rapport aux faits racontés ? Genette se
penche également sur la question du temps du récit : comment l’histoire
est-elle présentée en regard du récit en entier, c’est-à-dire du résultat final
? Une fois de plus, plusieurs choix méthodologiques se posent aux écrivains,
qui peuvent varier l’ordre du récit, la vitesse narrative et la fréquence
événementielle afin d’arriver au produit escompté. L’emploi calculé de ces
techniques permet au narrataire d’identifier les éléments narratifs jugés
prioritaires par les auteurs, ainsi que d’observer la structure du texte et son
organisation.
2.5.1
L’ORDRE
L’ordre est le rapport entre la
succession des événements dans l’histoire et leur disposition dans le récit. Un
narrateur peut choisir de présenter les faits dans l’ordre où ils se sont
déroulés, selon leur chronologie réelle, ou bien il peut les raconter dans le
désordre. Par exemple, le roman policier s’ouvre fréquemment sur un meurtre
qu’il faut élucider. On présentera par la suite les événements antérieurs au
crime, les faits survenus qui permettent de trouver l’assassin. Ici, l’ordre
réel des événements ne correspond pas à leur représentation dans le récit. Le
brouillage de l’ordre temporel contribue à produire une intrigue davantage
captivante et complexe.
Genette désigne ce désordre
chronologique par anachronie. Il existe deux types d’anachronie :
1. L’analepse :
Le narrateur raconte après-coup un événement survenu avant le moment présent de
l’histoire principale.
Exemple (fictif) : Je me
suis levée de bonne humeur ce matin. J’avais en tête des souvenirs de mon
enfance, alors que maman chantait tous les matins de sa voix rayonnante.
2. La prolepse : Le
narrateur anticipe des événements qui se produiront après la fin de l’histoire
principale.
Exemple (fictif) : Que
va-t-il m’arriver après cette aventure en Europe ? Jamais plus je ne pourrai
voir mes proches de la même façon : je deviendrai sans doute acariâtre et
distant.
Par ailleurs, les analepses et
les prolepses peuvent s’observer selon deux facteurs : la portée et
l’amplitude. « Une anachronie peut se porter, dans le passé ou dans l’avenir,
plus ou moins loin du moment “ présent ”, c’est-à-dire du moment où le récit
s’est interrompu pour lui faire place : nous appellerons portée de l’anachronie
cette distance temporelle. Elle peut aussi couvrir elle-même une durée d’histoire
plus ou moins longue : c’est ce que nous appellerons son amplitude. » (1972 :
89)
Les anachronies peuvent avoir
plusieurs fonctions dans un récit. Si les analepses acquièrent souvent une
valeur explicative, alors que la psychologie d’un personnage est développée à
partir des événements de son passé, les prolepses peuvent quant à elles exciter
la curiosité du lecteur en dévoilant partiellement les faits qui surviendront
ultérieurement. Ces désordres chronologiques peuvent aussi simplement remplir un
rôle contestataire, dans la mesure où l’auteur souhaite bouleverser la
représentation linéaire du roman classique.
2.5.2
LA VITESSE NARRATIVE
D’autres effets de lecture
peuvent être procurés par la variation de la vitesse narrative. Genette prend
appui sur les représentations théâtrales, où la durée de l’histoire
événementielle correspond idéalement à la durée de sa narration sur scène. Or,
dans les écrits littéraires, le narrateur peut procéder à une accélération ou à
un ralentissement de la narration en regard des événements racontés. Par
exemple, on peut résumer en une seule phrase la vie entière d’un homme, ou on
peut raconter en mille pages des faits survenus en vingt-quatre heures.
Le narratologue répertorie
quatre mouvements narratifs (1972 : 129) (TR : temps du récit, TH : temps de
l’histoire) :
1. La pause : TR = n, TH = 0 :
L’histoire événementielle s’interrompt pour laisser la place au seul discours
narratorial. Les descriptions statiques font partie de cette catégorie.
2. La scène : TR = TH : Le
temps du récit correspond au temps de l’histoire. Le dialogue en est un bon
exemple.
3. Le sommaire : TR < TH :
Une partie de l’histoire événementielle est résumée dans le récit, ce qui
procure un effet d’accélération. Les sommaires peuvent être de longueur
variable.
4. L’ellipse : TR = 0 ; TH = n
: Une partie de l’histoire événementielle est complètement gardée sous silence
dans le récit.
Inutile de préciser que ces
quatre types de vitesse narrative peuvent apparaître à des degrés variables.
Aussi peuvent-ils se combiner entre eux : une scène dialoguée pourrait
elle-même contenir un sommaire, par exemple. L’étude des variations de la
vitesse au sein d’un récit permet de constater l’importance relative accordée
aux différents événements de l’histoire. Effectivement, si un auteur s’attarde
peu, beaucoup ou pas du tout sur un fait en particulier, il y a certainement
lieu de s’interroger sur ces choix textuels.
2.5.3
LA FRÉQUENCE
ÉVÉNEMENTIELLE
Une dernière notion est à
examiner en ce qui concerne le temps du récit. Il s’agit de la fréquence
narrative, c’est-à-dire la relation entre le nombre d’occurrences d’un
événement dans l’histoire et le nombre de fois qu’il se trouve mentionné dans
le récit. « Entre ces capacités de “ répétition ” des événements narrés (de
l’histoire) et des énoncés narratifs (du récit) s’établit un système de
relations que l’on peut a priori ramener à quatre types virtuels, par simple
produit des deux possibilités offertes de part et d’autre : événement répété ou
non, énoncé répété ou non. » (1972 : 146)
Ces quatre possibilités
conduisent à donc à quatre types de relations de fréquence, qui se schématisent
par la suite en trois catégories (1972 : 146) :
1. Le mode singulatif : 1R / 1H :
On raconte une fois ce qui s’est passé une fois.
nR /
nH : On raconte n fois ce qui s’est passé n fois.
2. Le mode répétitif : nR / 1H :
On raconte plus d’une fois ce qui s’est passé une fois.
3. Le mode itératif : 1R / nH :
On raconte une fois ce qui s’est passé plusieurs fois.
Le tableau qui suit constitue une synthèse de la typologie
narratologique de Genette.
Synthèse de la typologie narratologique de Genette
CATÉGORIES
ANALYTIQUES
|
ÉLÉMENTS D’ANALYSE |
COMPOSANTES
|
|||||||||||||
LE
MODE NARRATIF
|
LA DISTANCE |
Discours narrativisé |
Discours transposé, style indirect |
Discours transposé, style indirect libre |
Discours rapporté |
||||||||||
LES FONCTIONS DU NARRATEUR |
Fonction narrative |
Fonction de régie |
Fonction de communi-cation |
Fonction testimoniale |
Fonction idéologique |
||||||||||
L’INSTANCE
NARRATIVE
|
LA VOIX NARRATIVE |
Narrateur homodiégétique |
Narrateur hétérodiégétique |
Narrateur autodiégétique |
|||||||||||
LE TEMPS DE LA NARRATION |
Narration ultérieure |
Narration antérieure |
Narration simultanée |
Narration intercalée |
|||||||||||
LA PERSPECTIVE NARRATIVE |
La focalisation zéro |
La focalisation interne |
La focalisation externe |
||||||||||||
LES
NIVEAUX NARRATIFS
|
LES RÉCITS EMBOÎTÉS |
Extra-diégétique |
Intra-diégétique |
Méta-diégétique |
Méta-méta-diégétique, etc. |
||||||||||
LA MÉTALEPSE |
Transgression des niveaux narratifs |
||||||||||||||
LE
TEMPS DU RÉCIT
|
L’ORDRE |
L’analepse |
La prolepse |
La portée |
L’amplitude |
||||||||||
LA VITESSE NARRATIVE |
La pause |
La scène |
Le sommaire |
L’ellipse |
|||||||||||
LA FRÉQUENCE
ÉVÉNEMENTIELLE |
Mode singulatif |
Mode répétitif |
Mode itératif |
||||||||||||
3.
APPLICATION
Voyons comment, dans un court
récit telle la fable, l’étude des procédés narratifs permet de représenter
l’organisation du texte et de voir les relations entre narration, histoire et
récit. Tel que mentionné plus tôt, l’examen des procédés narratologiques
correspond en quelque sorte à une étape de décryptage textuel, il est donc
inséparable d’une approche subsidiaire menant à une interprétation.
* * *
« La
Laitière et le Pot au lait »
Jean de La
Fontaine, Les Fables, 1668
Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la
ville.
Légère et court vêtue elle allait à
grands pas ;
5 Ayant
mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait
l'argent,
10 Achetait
un cent d'oeufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin
diligent.
Il m'est, disait-elle, facile,
D'élever des poulets autour de ma maison
:
Le Renard sera bien habile,
15 S'il
ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son
;
Il était quand je l'eus de grosseur
raisonnable :
J'aurai le revendant de l'argent bel et
bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre
étable,
20 Vu
le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du
troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi,
transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache,
cochon, couvée ;
La dame de ces biens, quittant d'un oeil
marri
25 Sa
fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l'appela le Pot au lait.
30 Quel
esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n'est rien
de plus doux :
35 Une
flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave
un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
40 On
m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en
moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.
* * *
En reprenant l’ordre que nous
avons suivi pour la présentation des différentes catégories analytiques de la
narratologie, voici ce que l’on peut dire de cette fable :
3.1
LE MODE NARRATIF
La distance :
Trois degrés de distance
narrative sont présentés dans la fable, de sorte que le narrateur apparaît
tantôt comme étant très impliqué dans son récit, tantôt comme étant totalement
absent. Cette variation permet de diversifier l’acte de narration. Voici des
exemples :
Le
discours narrativisé (narrateur - distant) :
Lignes 1 à 3 : le verbe «
prétendait » suppose un discours du personnage intégré dans l’acte narratif.
Le
discours transposé, style indirect libre (narrateur + - distant) :
Lignes 22 et 23 : le terme «
adieu » laisse voir les paroles du personnage.
Le
discours rapporté (narrateur + distant) :
Lignes 12 à 21 : l’incise «
disait-elle » montre que le narrateur rapporte intégralement le discours du
personnage.
Les fonctions du
narrateur :
Outre la fonction narrative,
inhérente à tout récit, cette fable rend manifestes trois fonctions
importantes, soit la fonction de communication, la fonction testimoniale et la
fonction idéologique. Toutes trois peuvent être perceptibles des lignes 28 à
43. Si, d’une part, le narrateur atteste de la véracité des événements en
traitant cette histoire comme une farce connue (lignes 28 et 29), il termine
son récit en interpellant directement le narrataire par des interrogations
(lignes 30 à 34) et en effectuant des considérations moralisatrices (lignes 30
à 44).
Ces effets de distance et
d’implication dévoilent et renforcent le mode narratif de diégésis, voulant que
tout récit soit considéré comme un acte fictif de langage, plutôt que comme une
imitation parfaite de la réalité (mimésis).
3.2
L’INSTANCE NARRATIVE
La voix narrative :
La fable est divisible en deux
parties narratives. La première section (lignes 1 à 29) montre un narrateur
hétérodiégétique ; il s’exprime à la troisième personne et est absent de
l’histoire qu’il raconte. La deuxième section propose plutôt un narrateur
autodiégétique. Le discours didactique des lignes 30 à 43 révèle un narrateur
impliqué, s’exprimant à la première personne et se mettant en scène comme
protagoniste dans son histoire.
Le temps de la narration
:
On pourrait affirmer que cette
fable propose une narration intercalée. La première section narrative (lignes 1
à 29) présente une narration ultérieure, puisque le narrateur raconte les
événements après qu’ils se sont déroulés (utilisation de temps verbaux du
passé). Puis, la dernière section (lignes 30 à 43) laisse voir les impressions
présentes du narrateur par rapport à cette histoire passée.
La perspective
focalisatrice :
Le texte choisi donne un exemple
de focalisation zéro. Le narrateur semble connaître les propos, pensées, faits
et gestes de tous les personnages, dont Perrette. Comme le narrateur sait que
le récit de la laitière « en farce en fut fait », il est possible de conclure à
cette perspective omnisciente.
3.3
LES NIVEAUX
La fable ne présente qu’un seul
niveau narratif. Il n’y a pas de récit emboîté : tout le texte se situe sur un
même palier. Pour reprendre la terminologie étudiée, l’acte narratif se situe à
un niveau extradiégétique, alors que l’histoire événementielle contenue dans le
texte est au niveau intradiégétique.
3.4
LE TEMPS DU RÉCIT
L’ordre :
Pour repérer les anachronies, il
faut d’abord déterminer le début et la fin de l’histoire principale. Dans le
cas qui nous occupe, on pourrait affirmer que l’histoire événementielle débute
lorsque Perrette entreprend son trajet, et qu’elle se termine par la moquerie
populaire à l’endroit de la laitière, alors qu’elle revient de son excursion.
Suivant ces informations, on pourrait distinguer deux anachronies :
(1) Une analepse :
les lignes 5 et 6 relatent un événement survenu avant le départ de Perrette
pour la marché. Il s’agit d’une analepse ayant une très courte portée,
puisqu’elle est survenue presque immédiatement avant le début de l’histoire
événementielle. Aussi cette analepse est-elle d’une amplitude indéterminée,
mais que l’on suppose courte, puisque l’on ignore combien de temps a requis
cette action (habillement).
(2) Une prolepse :
les lignes 7 à 21 sont un bel exemple de prolepse. La laitière se plaît à
imaginer les événements qui surviendront après son retour du marché, alors
qu’elle aura de l’argent. La portée de la prolepse est indéterminée, car l’on
ne sait pas combien de temps s’écoulera entre le retour du marché (la fin de
l’histoire événementielle) et les actions anticipées (élever des poulets, un
cochon, une vache et un veau, etc.). De même, l’amplitude est indéterminée,
parce qu’il est impossible de savoir sur quelle période temporelle s’étalent
ces prévisions.
La vitesse narrative :
La fable propose trois mouvements
narratifs qui se présentent de façon complexe :
(1) D’abord, l’histoire de
Perrette est un sommaire (lignes 1 à 29) : le narrateur résume en quelques
lignes les événements (TR < TH).
(2) À l’intérieur de ce sommaire
apparaît une scène (lignes 12 à 21), alors que Perrette se parle à elle-même :
le narrateur rapporte en temps réel les pensées de la laitière. Cependant, il
faut comprendre que cette scène est elle-même constituée d’un sommaire, puisque
la protagoniste résume les événements anticipés.
(3) Finalement, les lignes 30 à
43 agissent comme une pause au sein de l’histoire événementielle, dans la
mesure où le narrateur interrompt l’histoire pour apporter un propos
didactique. Toutefois, cette morale est également illustrée à l’aide d’exemples
prenant la forme de sommaires.
La fréquence
événementielle :
Une fois de plus, il importe de
séparer les deux parties narratives du récit.
La première partie (lignes 1 à
29) propose un mode singulatif : le narrateur raconte une seule fois ce qui
s’est passé une seule fois. Toutefois, la dernière partie (lignes 30 à 43)
montre un exemple intéressant de mode itératif : le narrateur raconte une fois
ce qui s’est possiblement produit plusieurs fois, en plusieurs circonstances et
chez divers protagonistes.
4.
OUVRAGES CITÉS
GENETTE, G. (1972), Figures III, Paris, Seuil.
GENETTE, G. (1983), Nouveau discours du récit, Paris, Seuil.
ANGELET, C. et J., HERMAN (1987), « Narratologie », dans M. Delcroix et
F. Hallyn (dir.), Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot. (Ouvrage
consulté)
REUTER, Y. (1997), L’analyse du récit, Paris, Dunod. (Ouvrage consulté)
Réf :
Lucie Guillemette et Cynthia Lévesque (2006),
« La narratologie », dans Louis
Hébert (dir.),
Signo, Rimouski (Québec),
http://www.signosemio.com/.
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